Du Dompteur de Taureaux au Torè

Du « Dompteur de Taureaux » au culte « Torê-bachique »

Par Michel Péters (Historien)
10 Mars 2009

Si « le Philosophe », une des six statues qui ornent la façade monumentale de l’Université de Liège, place du XX Août, est du à l’artiste liégeois Léon Mignon, ce n’est certes pas cette œuvre qui rend célèbre aujourd’hui encore le sculpteur animalier aux yeux de la population liégeoise en général et estudiantine en particulier.

Né en 1847 rue Basse-Wez, Mignon s’exerce tout jeune à la sculpture. Il entre à 10 ans à l’Académie des Beaux-arts où il perfectionne son métier. Il séjourne en Italie avant de s’installer à Paris, en 1876. C’est dans cette ville qu’un mécène américain lui procure un taureau vivant qui sera le modèle de notre « Torê ». Il s’éteint brusquement à Schaerbeek le 30 septembre 1898. Exposé au salon de Paris en 1880, le groupe connu sous le nom « Dompteur de Taureaux » y obtient la médaille d’or. Le Roi Léopold II après l’avoir admiré à l’exposition de Bruxelles, présente en personne ses félicitations à l’artiste. Il ne peut soupçonner les vives réactions que va susciter l’installation de la statue aux Terrasses d’Avroy.
Cette dénomination, néologisme d’origine populaire, désigne les deux jardins en esplanade dessinés en 1880 sur une partie des terrains de l’ancienne Île Saint-Jacques devenue, après 1853, l’Île de Commerce suite à la réalisation d’un bassin de navigation. On s’aperçut rapidement que ce bassin ne répondait « ni aux nécessités de la navigation, ni aux besoins du commerce, ni à la sécurité du batelage ». Dès 1867, l’ingénieur Blonden préconise à la Ville de Liège la suppression des bassins et chenaux. L’idée, admise dès cette date, ne trouve son épilogue partiel qu’en 1878 par l’adjudication d’une partie de l’Île aux particuliers qui désirent s’y établir. En 1879, le comblement de l’emplacement de l’actuel parc d’Avroy (à l’exception d’une partie réservée à l’étang toujours existant) met un terme définitif à l’existence du bassin de commerce. En deux années ce nouveau quartier de notre ville s’édifia de nombreux hôtels particuliers « d’un style précieux et tarabiscoté » (Camille Lemonnier).

En 1880, les Terrasses sont dotées d’une balustrade en pierre ornée de candélabres en fonte. Pour compléter cette décoration des jardins, on proposa d’y ériger un monument « destiné à rappeler le 50e anniversaire de l’indépendance ». Le projet échoua et, sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur Rolin-Jacquemyns, le Conseil communal, unanime, décida l’acquisition d’un groupe à réaliser en bronze dû au sculpteur Mignon et ayant pour objet : le dompteur de taureau et son placement sur l’une des Terrasses de l’ancienne Île de Commerce.
Pour comprendre quelque peu les réactions suscitées par l’installation de l’œuvre aux Terrasses, il faut se remémorer le climat politique et les tensions sociales de l’époque.

En juin 1878, les élections législatives mènent au pouvoir un certain Frère-Orban. La querelle entre catholiques ultramontains et libéraux doctrinaires entre alors dans une phase critique La « loi de malheur », adoptée en juin 1879 transforme cette discorde en véritable guerre religieuse où les dissensions nationales trouvent aisément un écho au niveau communal. Le moindre incident, grossi par le camp adverse, donne lieu à de violentes campagnes de presse.
C’est donc dans ce climat que, en juin 1881, le « Dompteur de Taureaux » apparaît à Liège. Aussitôt, l’appendice de bronze déclenche les foudres du quotidien clérical La Gazette de Liège : « On sait que la ville a payé très cher les Å“uvres d’art destinées à l’ornementation des terrasses du nouveau quartier de l’ÃŽle de Commerce. Ce n’est encore là qu’un demi-mal. Mais une de ces Å“uvres représentant un homme terrassant un buffle (sic), était exposé hier aux regards des passants près de l’avenue Rogier et il n’y a eu qu’une voix pour dire que c’était là un objet de scandale. L’homme est dans un état de nudité absolu. Le sentiment des plus vulgaires convenances devait interdire à Monsieur Mottart (le bourgmestre de l’époque NDLR) et au collège des échevins de produire sur la voie publique, ce spectacle d’un réalisme révoltant. Comment ! Si un homme vivant paraissait dans cet état il n’y aurait pas assez d’agents de police pour l’arrêter et sous prétexte d’art on vient hisser cette polissonnerie sur la place la plus en vue de Liège. Soyez donc logiques, MM. du collège : vous forcez les baigneurs avec infiniment de raison à se revêtir d’un costume décent ; par votre ordre, l’entrée de certains cabinets anatomiques est interdit aux enfants et (…) on irait ici exposer à leurs yeux le spectacle que vous jugez bon de leur interdire ailleurs. Le sujet de l’homme terrassant le buffle constitue une sorte d’outrage aux mÅ“urs et nous espérons qu’on ne tardera pas à l’enlever. Sinon ni femmes ni enfants ne pourraient plus passer par l’avenue Rogier. »

La Meuse et Le Journal de Liège « défenseurs du nu artistique » réagissent rapidement : « La belle statue de Mignon, le Taureau, que tout le monde a admiré à l’Exposition de Bruxelles n’est pas encore placée sur les terrasses de l’avenue Rogier, que déjà la furibonde Gazette de Liège jette les hauts cris et traite cette Å“uvre remarquable de « polissonnerie ». Nous engageons La Gazette à aller voir les places publiques et les musées des grandes villes, même dans la ville et les palais des Papes, avant de tant se scandaliser… ».
Le 28 juin 1881, les liégeois attroupés assistent à la mise en place du groupe de Léon Mignon. Coup de théâtre ! Pour gagner son socle, le Dompteur porte une sorte de cache sexe en plomb… Un été particulièrement sec, ou un amateur du nu artistique, provoquera rapidement la chute de la feuille de vigne… Le 15 juillet suivant, une pétition est présentée au Conseil communal pour supprimer le «Dompteur de Taureaux ». Elle ne trouvera aucun écho parmi l’assemblée.
La querelle autour de l’œuvre de Mignon lui sert bien involontairement de publicité. On voulait juger de visu et la promenade au Terrasses remplace la partie de campagne ; on accourt de partout en la cité des Princes-Évêque pour voir en grand à Liège, ce que Manneken-Pis montre en tout petit à Bruxelles. Dès ce moment on pose la question farceuse « Av’ Vèyou l’Torê ? » qui restera le cri de ralliement des liégeois.
L’humour ne perdant pas ses droits, on donne au dompteur le prénom du directeur de La Gazette de Liège, Joseph Demarteau ; « Djôzef qui tint l’Torê » devient ainsi un authentique type populaire, l’emblème de la Ville, la gloire de la Cité Ardente, l’orgueil des Liégeois.
En février 1884, des fêtes universitaires s’organisent à Liège. Le 16 février, le programme comprend le traditionnel accueil des délégations estudiantines invitées aux Guillemins et un cortège aux flambeaux à travers les rues de la ville ; celui-ci innove en son parcours :
« Débouchant dans la rue des Guillemins, les drapeaux ouvraient la marche. Ensuite venaient les comités liégeois, les sociétés et les frères étrangers, tous marchant gaillardement au son de la musique. (…) Le cortège arrive sur les boulevards. De loin, on aperçoit l’œuvre superbe de Mignon, dominant sur son piédestal l’île de Commerce. « Au Taureau ! Au Taureau ! » crient mille poitrines. Et aussitôt, on entonne le refrain populaire : As veyou l’torai , As veyou l’torai ? Qué nierf qu’on li a fait ! Qué nierf qu’on li a fait ! ».
La statue du Dompteur de Taureaux reçoit pour la première fois la visite des étudiants. Ce n’est cependant pas, loin s’en faut, le début d’un culte estudiantin voué au taureau. Cette initiative s’inscrit dans son temps. Ce ne sera que plus tard que le taureau sera adopté comme symbole par le monde estudiantin. Pour preuve de ces propos, le peu d’attrait que suscite la statue avant le premier conflit mondial mais encore immédiatement après celui-ci.

Les étudiants liégeois contribuent également à la propagation de la formule comique instituée en ban liégeois. En 1927, ils font leur le célèbre cri « Av’ Vèyou l’Torê ? ».
Il semble alors acquis que la visite aux Terrasses devient un passage obligé des cortèges estudiantins, du moins lorsque les délégations sont accueillies à la gare des Guillemins. A la Saint-Nicolas cependant, les étudiants « boudent » encore le Torê et lui préfèrent la Vierge de Delcour ; ce n’est qu’en 1931 qu’ils incluent le passage aux Terrasses à leur parcours.

La tradition orale veut que les étudiants de l’Union, le cercle des étudiants catholiques fondent, en 1921, une section folklorique, l’Ordre du Torê. Pour notre part, les documents ne permettent pas de dater cette fondation avec exactitude. En 1933, à l’occasion des fêtes du 65e anniversaire de l’Union, l’Ordre estudiantin semble avoir quelques années de vie derrière lui. Quoiqu’il en soit des dates, il est remarquable que le plus vieil ordre estudiantin liégeois soit dédié au Torê. Si besoin en est encore, voilà une preuve supplémentaire de l’attachement estudiantin à la célèbre statue. Peu de temps après, le Torê est mis en chanson par un ancien président de l’Union, Manu Bronne, qui tombera au champ d’honneur quelques années plus tard :

Installé sur sa terrasse
Absorbant son verre de gris
Le taureau que rien ne lasse
Garde son air de mépris
Insensible en apparence
A l’éternelle présence
De son gardien dont l’indécence
Fait se pâmer les nounous
Malgré la température
Le soleil ou la froidure
Il n’rougit pas d’sa parure
Le taureau s’en fout (bis).

L’Ordre du Torê rendra beaucoup plus tard un vibrant hommage à cet ancien Grand-Maître en faisant de cette chanson son chant corporatif qui résonne maintenant aux quatre coins du pays.
En 1940, à l’instar de presque toutes les statues liégeoises, notre Torê prit le maquis et séjourna durant cinq ans dans les caves de l’Académie des Beaux-arts, emmuré en compagnie de la Vierge de Delcour, qui ne sembla pas s’offusquer d’un voisinage à ce point saugrenu. Nos concitoyens croyaient le Torê disparu à jamais, dans les fonderies du Reich. C’est donc avec un enthousiasme indescriptible qu’ils saluèrent sa réapparition, le 19 Juillet 1945.
En novembre 1947, écÅ“uré par le fanatisme anticlérical et le « minimalisme » folklorique de la Saint Verhaegen des étudiants de l’Université Libre de Bruxelles, André Fiévet, Président de la Commission Folklorique annexée à l’Association Générale, lança l’idée d’une fête estudiantine à l’Université de Liège où toutes les idées seraient respectées et où seul le folklore avait à gagner. Il fallut attendre un peu moins de deux années pour voir cette festivité prendre son envol. Renouant avec l’usage du défilé de la mi-carême, le premier cortège de la Saint-Torê eut lieu le 17 février 1949.
De 1949 à 1966, la Tradition put être maintenue. Les cortèges se succédèrent, adaptant au fil des années des thèmes généraux très divers quant à la décoration des chars : « La flicaille à travers les âges » (1956), « Le bourgeois, fléau social » (1959). En 1960, le Torê fut intégralement peint en blanc et déguisé en vache, tandis que Djôzèf était travesti en fermière.

Hélas, la politisation croissante de la vie universitaire devait avoir raison de notre folklore. Depuis longtemps, la guindaille avait fait place à la contestation, lorsque le bourgmestre Destenay porta le coup de grâce à la Saint-Torê, par l’interdiction du cortège de 1966. Dès lors, cette fête ne fut plus célébrée que par quelques cercles, en circuit très fermé.
Il fallut attendre 1983 et le renouveau folklorique, sous la houlette de Didier Jordens, Olivier Géonet et d’autres, pour assister à la renaissance du cortège traditionnel. Sous l’impulsion de l’Association Générale des Étudiants Liégeois, le cortège devint de point d’orgue de fêtes de la Saint-Torê programmées sur quatre jours.

Cette année, pour la vingt septième année consécutive, le cortège réunira de nombreux étudiants liégeois pour leur fête traditionnelle. Après le passage en D’ju d’là et la remise des distinctions honorifiques de l’Ordre de Tchantchès, les « students » rejoindront, d’un pas peu assuré après la soirée de la veille, la statue du saint Patron des étudiants liégeois.

Hélas, le fondateur de la Saint Torê, André Fiévet, fidèle parmi les fidèles, ne pourra être des nôtres cette année. Il s’est éteint à l’âge de 82 ans le 21 août dernier, à quelques mois du 60e anniversaire de ce qui est, dans l’esprit de nombreux étudiants et anciens, la plus belle fête estudiantine. Cette Saint Torê du 60e lui sera dédiée.
Michel Péters,

Merci à Jean-Denys Boussart et Michel Franckson (+)

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